lundi 4 octobre 2010

Le temps du tissage de tapis est révolu


William Fellows : « La période d’excès de liquidités dont tout le monde parle depuis dix ans est terminée. »
Le Maroc devrait évoluer vers des modèles de pays émergents comme le Brésil et l’Afrique du Sud. De même, une vision plus globale de l’Europe, avec les pays nordiques et de l’Est, devrait renforcer les potentialités à l’export.
 
Les Afriques : En termes d’économie de développement et d’émergence, quelles sont, d’après vous, les priorités du Maroc ?
William Fellows : L’un des premiers défis de ce pays est de développer des entreprises performantes, dans les services ou dans l’industrie, pour profiter pleinement des infrastructures modernes déjà construites ou en cours de construction. Le temps du tissage de tapis est révolu. Le Maroc veut être compétitif et se transformer en une petite Roumanie, par exemple. Ce qui veut dire exploiter tous les avantages d’une proximité avec l’Europe et regarder au-delà du vieux continent. Les Marocains sont un peu myopes à propos de l’Europe, car, quand on parle des relations Europe-Maroc, il s’agit en général des relations avec l’Espagne et la France… Il faut une vision plus complète de l’Europe, avec les pays nordiques et ceux de l’Est. Il faut aussi considérer les opportunités offertes par l’Amérique latine et l’Amérique du Nord. Il y a des possibilités à l’export à haute valeur ajoutée offertes par le pôle automobile de Renault. Des potentialités existent avec le Brésil, nouvelle puissance de l’industrie des moteurs et pourvoyeur d’investissements directs. C’est vers ce genre de pays que devrait s’orienter le Maroc, avec une approche export, mais aussi recherche d’investissements. Evidemment, le marché US, peu connu, est intimidant pour les Marocains. C’est un problème de perception qu’il faut dépasser. Seules des entreprises compétitives peuvent exploiter toutes ces opportunités. On a, par exemple, HPS, financé par le capital investissement, qui est devenu aujourd’hui une multinationale. C’est un bon exemple à reproduire. Il y a naturellement des ajustements à faire pour rendre le pays plus attractif pour les investisseurs. A ce propos, je trouve que le gouvernement a une bonne vision dans ses choix d’investissement dans les infrastructures et dans les énergies renouvelables, bien qu’il faille aller un peu plus vite. Sur ce point, il faut prendre les modèles des pays émergents comme le Brésil et l’Afrique du Sud.
« Au Maroc, nous avons accompagné la réforme du secteur financier. Nous avons travaillé avec Bank Al Maghrib et toutes les grandes banques marocaines ainsi que quelques fonds d’investissement. »
Ce n’est pas que la France ait un mauvais modèle, mais si on s’intéresse à un seul modèle on rate peut-être ceux qui sont sans doute les plus proches.
 
LA : Comment situez-vous le modèle émergent marocain dans les pays d’Afrique et de la zone MENA ?
WF : Je pense que durant les six à neuf dernières années, sous Mohammed VI, le royaume a investi dans les grandes réformes et dans les infrastructures, ce qui est important pour le secteur privé. Mais ce qui me frappe – en comparant le Maroc avec l’Egypte, par exemple – c’est la consistance des réformes, leur caractère transversal et leur niveau d’achèvement. Je lisais dernièrement dans Financial Times que l’Egypte allait faire marche arrière sur certaines privatisations et certaines réformes, à cause des résistances internes. De telles régressions n’ont pas été vues au Maroc, parce qu’on tire pleinement les fruits des investissements. C’est aussi parce que les projets sont mieux étudiés et que le gouvernement essaye de plus en plus d’être en phase avec le secteur privé. Cette approche s’avère payante. Contrairement à la Tunisie, qui pendant longtemps devançait le Maroc dans sa politique économique, le Maroc se développe plus vite grâce au dynamisme et à la taille de son secteur privé. Beaucoup de décideurs tunisiens avec qui j’ai discuté le disent, il y a des leçons à prendre du Maroc. Entre les deux pays, il y a des leçons à échanger. Espérons que le reste du Maghreb suive.
 
LA : Un récent rapport du Boston Consulting Group appelle « lions d’Afrique » un groupe de pays africains, incluant le Maroc, en référence aux dragons asiatiques des années 90. Comment le développement de ces pays devrait-il impacter le reste du continent ?
WF : Je pense qu’il est un peu tôt de parler de « lions d’Afrique ». Il y a plutôt de potentiels lions d’Afrique. Le potentiel d’émergence est là. Ceux des pays les plus performants – l’Afrique du Sud, le Maroc et la Tunisie – peuvent donner l’exemple aux autres. En général, on aime copier ce qui marche. Les anciens modèles ne marchent pas bien aujourd’hui. L’Afrique de l’Ouest devrait, par exemple, s’inspirer du Maroc. D’une manière plus générale, le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale doivent développer leurs synergies et leurs échanges. Le Brésil est devenu le moteur de l’Amérique du Sud grâce à de petites réformes bien inspirées.
 
LA : En 2009, alors que le PIB a reculé aux USA, dans l’UE et en Amérique latine, l’Afrique a enregistré une croissance de 2%. Qu’apportent les pays les plus performants à cette croissance ?
WF : Je sens plus d’agressivité et plus de réactivité du Maroc vers le continent que de la Tunisie. Le secteur privé s’implique dans cette ouverture. Je pense que le Maroc peut apporter aux pays francophones ce modèle de partenariat dynamique entre l’Etat et le secteur privé. Là aussi, il est clair qu’au-delà de l’espace francophone, l’Afrique du Sud et le Maroc, ainsi que les autres pays leaders, gagneraient à échanger leurs expériences.
« Les Marocains sont un peu myopes à propos de l’Europe, car, quand on parle des relations Europe-Maroc, il s’agit en général des relations avec l’Espagne et la France… »
Certes, il y a parfois des problèmes politiques à résoudre, mais cela ne doit pas constituer une entrave aux échanges mutuels.
 
LA : Quelle analyse faites-vous de la politique sectorielle marocaine des grands chantiers, incluant le plan Emergence, le Plan Maroc Vert, le port de Tanger Med ?
WF : Ce sont des projets bien étudiés, pour la plupart, avec l’implication du secteur privé et des cabinets d’étude. Il n’y a pas d’éléphants blancs comme par le passé. Le défi qui se posera pour le futur sera la capacité de mobilisation du capital. La période d’excès de liquidités dont tout le monde parle depuis dix ans est terminée. Les ressources qui étaient disponibles ont été mobilisées pour les projets. Aussi, pour le futur, une question se posera pour ces grands chantiers : comment va-t-on les financer ? Il y aura certainement plus d’efforts dans la mobilisation de l’investissement local et de l’épargne intérieure. L’Etat devrait sans doute marquer le pas dans certains secteurs. Je pense, en ayant en tête le port de Tanger Med ou les autoroutes du Plan Emergence, que l’Etat a un rôle légitime de locomotive pour le secteur privé. Mais, compte tenu de l’élan pris et des ressources limitées, il est opportun de ralentir le rythme.
 
LA : Le Maghreb n’a pratiquement pas bougé d’un iota. Comment dans ces conditions réaliser l’intégration économique nécessaire à la lutte contre la pauvreté en Afrique du Nord ?
WF : Je pense que c’est une véritable opportunité d’ouvrir maintenant des portes qui étaient fermées depuis longtemps. Je me rappelle quand j’étudiais l’arabe, mon professeur d’économie arabe, Assam Rifaat, rédacteur à Al Ahram Al Idtissadi, avait fait cette petite remarque : « Chaque accord économique inter’arabes va au congélateur. L’Europe a commencé pas à pas. Ils n’ont pas commencé par l’UE, mais par un petit accord économique qui s’est construit graduellement. » Les Arabes doivent aller vers l’intégration pas à pas, en choisissant des objectifs réalisables et en y allant. En ce qui concerne le Maghreb, il y a une opportunité réelle d’aller vers l’intégration. Selon le FMI, l’ensemble perd 1 à 2% de PIB à cause de la non-intégration, de la faiblesse des échanges et des barrières de toutes sortes.
 
LA : Croyez-vous à un rapprochement rapide entre pays maghrébins ?
WF : Il y a une opportunité réelle. Le secteur privé est très intéressé, mais nous devons rester modestes. J’en reviens aux enseignements de mon professeur, Assam Rifaat. Le Maghreb doit y aller à petits pas, sur des objectifs réalistes.
LA : Pour en revenir aux grands chantiers du Maroc, comment jugez-vous l’implication des cabinets internationaux comme McKinsey?
WF : C’est un mariage réussi entre les connaissances du gouvernement et celles qui proviennent de l’étranger. Je trouve cela extrêmement important. Je prends en exemple les réformes de Bank Al Maghrib, menées dans un cadre de concertation sans commune mesure et allant de pair avec l’esprit d’ouverture des grands chantiers.
 
LA : Parlez-nous de votre structure, la FSVC ?
WF : FSVC a été créé en 1990 par Cyrus Vance et Paul Volker, juste après l’effondrement du bloc soviétique. L’idée maîtresse était que les ex-pays socialistes vont basculer dans une période de transition vers une économie dominée par le secteur privé. La clé de ce secteur privé sera un secteur financier solide pour les épargnants et les investisseurs. FSVC a recruté des volontaires américains (il y a aujourd’hui de plus en plus d’autres nationalités), avec une expérience de dix à quinze dans le secteur privé, pour aider ces économies à approfondir leurs savoir-faire avec des connaissances qu’on ne peut pas trouver dans les livres. FSVC est dans la zone MENA depuis 2004. Depuis, des programmes spécifiques concernent les banques de la zone MENA, les banques centrales, les fonds de capital investissement et toute la chaîne de valeur du secteur financier. Les volontaires (américains, canadiens, suisses, belges) viennent en général pour une semaine, pour des échanges avec les opérateurs et les leaders en fonction de leurs besoins avec, comme objectif recherché, les moyens d’augmenter le financement du secteur privé. Au Maroc, nous avons accompagné la réforme du secteur financier. Nous avons travaillé avec Bank Al Maghrib et toutes les grandes banques marocaines, ainsi que quelques fonds d’investissement. Ces échanges, où il ne s’agit pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, sont très riches. Nous sommes aussi en Jordanie, en Egypte, en Algérie, en Tunisie, en Libye. Casablanca est notre hub pour le Maghreb. 

Propos recueillis par Hanna Armstrong

Source :http://www.lesafriques.com/